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Stock de Carbone dans les sols : six pieds sous terre pour l’éternité ?

L’ampleur du réchauffement climatique dépendra assurément de nos émissions de gaz à effet de serre, mais aussi pour beaucoup de la rétroaction entre ce réchauffement et les stocks naturels de carbone (C) accumulés dans les sols. Quelle sera la réponse de la biosphère (partie de notre planète où la vie s’est développée) à ces changements ? Va-t-elle continuer à fixer le CO2 atmosphérique et freiner le réchauffement climatique ou va-t-elle commencer à libérer du CO2 à partir des stocks de C accumulés jusqu’ici ? Le réchauffement ou les changements de pratiques agricoles (e.g. labour profond) pourraient en effet orienter la réponse de la biosphère vers la deuxième option en stimulant les activités microbiennes du sol respirant le C organique en CO2.. La question est de taille puisque sont en jeu les 2 344 milliards de tonnes de carbone organique stockées dans les sols entre la surface et 3 mètres de profondeur. Ce réservoir représente trois fois la quantité de CO2 atmosphérique, principal gaz à effet de serre.

Le devenir du carbone ancien enfoui dans les sols profonds

Près des trois quarts du stock de carbone organique des sols, issu de la transformation des végétaux et animaux morts par les activités microbiennes, sont stockés dans les couches dites « profondes » des sols, c’est-à-dire en dessous de 20 cm. Les techniques de datation par le radiocarbone (14C) ont permis de montrer que le C présent dans les couches profondes peut perdurer entre 2 000 et 10 000 ans alors que le C présent dans les couches arables ne “se conserve” que quelques décennies.

Si les mécanismes de décomposition du C organique par l’action des micro-organismes libérant le CO2 sont connus, les facteurs à l’origine de la persistance du carbone organique dans les couches profondes n’ont pas été identifiés précisément. Connaître ces facteurs est donc essentiel pour déterminer si le changement climatique peut activer ou non la décomposition de ce large réservoir de carbone profond et accélérer l’augmentation du CO2 atmosphérique.

Des matières organiques issues d’écosystèmes disparus et lentement enterrées

Afin d’identifier les facteurs de la persistance du carbone profond, nous avons étudié trois profils de sol prélevés dans le Massif Central. Ces trois profils de sols sont issus de différentes roches et ont donc des propriétés physico-chimiques contrastées : un Andosol développé sur basalte à Laqueuille, un Sol Brun développé sur granite à Theix et un Vertisol développé sur trachy-andésite à Loudes. La datation au 14C révèle un temps de résidence du C organique profond de 7 500 ans en moyenne pour les trois profils. Ainsi, bien que les profils de sol aient été prélevés sous des prairies permanentes gérées de longue date par l’agriculture, le C organique profond est issu d’écosystèmes (et climats) passés. Par exemple, des analyses de pollen fossile nous ont révélé que le site de Theix était couvert il y a 2 000 ans par une forêt de charmes et de châtaigniers. Les matières organiques de ces écosystèmes anciens se retrouvent en profondeur par différents processus : dépôts de matière organique par les racines profondes des plantes, percolation de matière organique dissoute et de petites particules de sol à travers le profil du sol entrainées par les précipitations, accumulation de sol érodé en bas de vallée, bioturbation du sol par la faune du sol telle que les vers de terre.

L’activité des microbes décomposeurs du sol limitée par l’énergie

Divers facteurs – structure chimique du carbone résistante aux attaques enzymatiques, protection physique du carbone organique par les particules minérales du sol, conditions environnementales inappropriées pour des activités microbiennes en profondeur (e.g. manque d’oxygène) – ont été invoqués pour expliquer la stabilité du carbone dans les couches profondes du sol. Cependant, les analyses physico-chimiques réalisées jusqu’à présent n’ont pas pu soutenir ces explications.

Cette étude menée par l’UREP (unité mixte de recherche sur l’écosystème prairial, INRAE/VetAgro Sup) a testé une hypothèse alternative, celle d’une limitation énergétique de la croissance des microorganismes du sol et de leur activité. En effet, les microorganismes décomposeurs sont des organismes hétérotrophes qui tirent l’énergie nécessaire à leur vie de la décomposition des matières organiques présentes dans les sols. La démarche de cette étude pour tester l’hypothèse de la limitation énergétique a été de 1) qualifier, par des techniques thermiques, la valeur énergétique du C organique du sol pour les microorganismes du sol le long du profil de sol, 2) quantifier les apports d’énergie réalisés par les racines des végétaux, incluant l’énergie mécanique qui cassent les agrégats de sol, l’énergie chimique qui libère les matières organiques adsorbées sur les minéraux et l’énergie métabolique des sucres apportées aux décomposeurs et 3) analyser l’impact de ces dépôts énergétiques sur la décomposition microbienne du C organique millénaire par des techniques de traçage isotopique (13C et 14C) et de datation au 14C.

Ces travaux montrent que la persistance du carbone profond est étroitement liée à sa faible densité énergétique et à l’énergie d’activation (petite quantité d’énergie qui doit être apportée à un système chimique pour initier la réaction) élevée de la décomposition, ce qui entraîne pour les décomposeurs, un « retour sur investissement énergétique » défavorable à leurs croissance et activité. Les chercheurs ont également observé que l’exposition du carbone millénaire profond aux racines et à leur dépôt de différentes formes d’énergie induit une forte accélération de sa décomposition. Dans la majorité des cas, la vitesse de décomposition du C organique du sol était linéairement corrélée à la quantité d’énergie déposée par les racines. Ces résultats démontrent que la persistance du carbone dans les horizons profonds du sol résulte de sa mauvaise qualité énergétique et de l’absence d’apport énergétique par les racines en raison de leur faible densité en profondeur.

Implications pour les écosystèmes naturels et les agrosystèmes dans un contexte de changement global

Il est de plus en plus avéré que les facteurs de changement global tels que l’augmentation du CO2 ainsi que le réchauffement climatique et la réduction des précipitations augmentent la profondeur d’enracinement de certaines plantes dans les écosystèmes terrestres. Ces plantes cherchent de nouvelles réserves en eau dans les horizons profonds afin de compenser une évapotranspiration augmentée. Les résultats de l’étude indiquent que cet enracinement profond va également réactiver la décomposition de matières organiques du sol très anciennes ce qui leur apportera des nutriments cruciaux pour leur croissance, mais conduira à la libération sous forme de CO2 de C organique stocké depuis des millénaires. L’impact de ces modifications sur le stock de C du sol (baisse ou augmentation) reste incertain et dépendra de l’équilibre entre la fixation de CO2 par les plantes, la transformation des végétaux/animaux morts en C du sol et la décomposition de C par les microorganismes.

Ces travaux indiquent également que toutes les pratiques agricoles favorisant une pénétration d’énergie dans les horizons profonds, comme les labours et l’utilisation d’espèces à racines profondes vont réactiver la décomposition des matières organiques anciennes. Si les conséquences d’une réactivation de la décomposition sur le stock de C du sol restent incertaines dans les écosystèmes naturels, elles risquent d’être très négatives dans les agrosystèmes dont la gestion est intensive (labour, fertilisation minérale, fortes exportations, période de sol nu…). En effet, ce type de gestion conduit à une perte importante de C organique dans les horizons de surface et cette étude montre qu’il n’y a pas de raison objective à penser qu’il en sera différemment pour les horizons profonds. Ces horizons profonds de sol ne devraient faire l’objet d’aucune exploitation tant que les pratiques agricoles préservant les matières organiques du sol n’aient été bien identifiées et adoptées.

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Pour aller plus loin

Henneron, L., Balesdent, J., Alvarez, G., Barré, P., Baudin, F., Basile-Doelsch, I., Cécillon, L., Fernandez-Martinez, A., Hatté, C., & Fontaine, S. (2022). Bioenergetic control of soil carbon dynamics across depth. Nature Communications, 13(1), 7676. https://doi.org/10.1038/s41467-022-34951-w